Centre des Musiques Traditionnelles Rhônes-Alpes
«Nous ne sommes qu’au début de notre chemin.»
Entretien avec Tania Pividori, du groupe Sanacore, présent aux «Rencontres Méditerranéennes de Nyons».
Quelles relations peuvent s’instaurer entre des chanteuses qui se rencontrent dans le contexte universitaire et puis un répertoire issu de tradition d’un pays différent du vôtre ? Comment avez-vous fait pour aller au plus près de ce répertoire ? Comment se passe la conception d’un spectacle sur un répertoire et des techniques vocales tout à fait originaux, mais liés de près ou de loin à des fonctions sociales, à des rituels ? Le problème se pose chaque fois qu’il y a une démarche de ce type, et par rapport à cette contrainte, que met-on à l’intérieur d’un spectacle comme celui-ci ? Dans ce type de travail d’utilisation d’un héritage sorti de son contexte, il y a toujours une volonté de créer un imaginaire nouveau, et une fonction nouvelle de ces répertoires. Est-ce la direction que vous avez choisi de prendre, ou bien réagissez-vous avec beaucoup plus d’intuition que d’analyse ?
Tania Pividori : La rencontre de l’équipe s’est passée d’une manière très spontanée, à l’Université Paris VIII, en 1992, puisque nous suivions toutes le séminaire de Giovanna Marini. Musicalement, nous sommes toutes d’horizons différents : de la musique classique, de la musique improvisée, du jazz, ou de l’anthropologie en ce qui me concerne. Puis, nous avons rencontré cette musique que nous connaissions déjà, et nous avons décidé de faire ce groupe pour continuer nos recherches sur le répertoire populaire italien.
T.P. : Avant tout, je voudrais juste préciser que ce séminaire était à l’époque assez atypique pour l’Université française, parce que les cours de Giovanna Marini ne sont pas uniquement théoriques, mais que le but du jeu c’est aussi et surtout de pratiquer les chants et d’essayer de les comprendre véritablement de l’intérieur. Certaines personnes présentes n’étaient pas strictement étudiantes, c’étaient des musiciens qui se produisaient déjà en concert.
Bref, il y avait une population très éclectique dans ce cours qui ne cadrait pas spécialement dans un cursus universitaire. Ensuite, on a beaucoup écouté, on est allé avec Giovanna Marini qui organise tous les ans pendant la Semaine Sainte ce qu’elle appelle des « excursions sociales ».
Depuis quelques années, nous sommes fidèles à ces voyages durant lesquels nous essayons d’élargir nos connaissances, entre autres, sur les chants qui ne sont pas exactement liturgiques. On s’est penché sur la langue et les dialectes italiens, et surtout sur les chants qui sont complètement différents du Nord au Sud de l’Italie, en essayant de prendre le maximum de leurs particularités, et d’en garder tous les détails, toutes les micro-variantes musicales pour pouvoir les accentuer dans un travail qui se fait après, dans le but de réaliser un spectacle.
T.P. : Nous n’avons pas voulu restituer ces musiques rituelles sur scène, car la différence serait trop importante, ces musiques étant effectivement très proches d’un contexte spécifique : ce sont soit des chants religieux, soit des chants de travail, soit des chants de revendications sociales Et si ces chants sont encore vivants, c’est parce qu’ils sont liés à une fonction. Mais lorsque la fonction disparaît, le chant disparaît aussi toujours un peu parce qu’il est vraiment proche de ce contexte.
Nous avons donc décidé d’arranger ces chants, en les chantant beaucoup, en analysant ce que l’on pouvait retirer de ce répertoire, et comment on pouvait se l’approprier. Giovanna Marini ne dit-elle pas qu’il faut « trahir » le traditionnel : cela résume tout. Nous avons avant tout fait des arrangements musicaux et une mise en espace dans une volonté de spectacle qui soit le reflet personnalisé de nous-mêmes, qui vivons en France au XXe siècle.
Il s’agissait d’éviter une reproduction fidèle de ces chants, ce qui selon nous n’a aucun intérêt hors de leur contexte. Car les gens qui chantaient ou qui chantent encore ces chants, ont une fonction très précise : ils font le « bassu » ou la « seconda », ou le « falzetto » par exemple, et chacun ne chante que sa voix, jamais on ne change. Ils maîtrisent donc parfaitement un timbre de voix particulier appliqué à un chant. Donc, nous avons essayé de jouer sur la diversité et les multiples couleurs vocales propres à chaque chant, et sur les timbres de voix que nous avions à notre disposition, toutes les quatre.
T.P. : Je pense qu’on a démarré avec beaucoup d’intuitions, sans trop se poser de questions. Mais parce que nous ne sommes pas italiennes, nous nous sommes rapidement posé cette question après notre premier spectacle qui ne comprenait que du chant traditionnel italien : qu’est-ce que Sanacore, groupe de femmes françaises, peut apporter à ces chants ? Et nous avons voulu ouvrir ce travail vers d’autres musiques plus contemporaines. Mais, le fait de pratiquer une certaine forme de musique qui n’est pas commerciale, et dans laquelle il y a une volonté de recherche, ne suffit pas à dire les choses .
Quand à développer des imaginaires nouveaux, on commence à le faire. Mais, je ne sais pas si c’est en termes d’imaginaire : pour le spectacle que nous faisons en ce moment, qui est mis en scène, on a eu la démarche de demander à des compositeurs d’écrire quelque chose qui soit adapté aux timbres de voix qu’ils avaient pu remarquer dans le populaire italien. L’idée était de pouvoir développer un son d’ensemble qui pourrait servir de passage, ce qui nous permettrait de chanter à la fois du chant populaire italien et de la musique contemporaine qui ne soit pas complètement inaccessible, ou qui soit accessible autrement, avec l’envie d’en faire de la musique populaire contemporaine.
C’est peut-être aussi essentiellement » identitaire « , au coeur des problématiques identitaires avec ces questions de pluri-culturalité Enfin, cela m’étonne encore car vous devez être fatiguées d’entendre toujours la même question ?
T.P. :Je crois que je ne connais pas la réponse Effectivement, on nous demande toujours : pourquoi l’Italie et pourquoi pas le répertoire populaire français ? En ce qui nous concerne, c’est déjà lié à notre rencontre, et à la découverte d’un patrimoine qui nous était accessible. Nous avons été émues par cette musique, par ces voix, par ces polyphonies particulières. Et à ma connaissance il y a moins de polyphonies dans le répertoire français.
Or ce qui est extrêmement émouvant ce sont justement ces polyphonies, avec beaucoup de chants à trois ou quatre voix, parfois cinq. Mais pour ce qui est de la justification de tout cela, je dirais qu’à partir du moment où on ne fait pas les choses en surface, cela devient respectable. Or il s’agit pour nous d’une implication musicale et personnelle profonde.
D’autre part, pourquoi ne pas poser les mêmes questions aux chanteuses lyriques japonaises qui chantent de l’opéra allemand ? Cela suppose que la musique savante n’a pas à justifier des sauts de cultures, grâce au crédit que donnent des études musicales supérieures dans les conservatoires. Cela pose la question de la culture à deux vitesses, l’une savante, l’autre « populaire » et injustement considérée comme sous culture parce que non écrite.
T.P. : S’il est question d’identitaire : à partir du moment où on laisse ces traditions telles qu’elles sont, on est dans le régionalisme intolérant, voire le nationalisme. Cette musique populaire a été cataloguée dans la musique « d’avant-garde », parce que, par exemple, il y a des dissonances, des intervalles de seconde, des demi-tons, des quartes augmentées, toutes choses utilisées aussi par les compositeurs contemporains. Mais de l’intérieur, c’est finalement très conservateur, forcément, parce que les chants sont transmis oralement, et qu’il ne faut rien changer pour leur permettre de garder un maximum de particularités et de beauté.
Bref, tout est extrêmement codifié, parce qu’après tout , qu’est-ce que cela veut dire, « avant-garde » ? En Italie on a assisté à la mort de certains chants parce que les vieux du village n’étaient pas arrivés à les transmettre, et si dans un groupe de chanteurs une des voix n’est pas transmise, les autres ne la chantent pas, chacun gardant sa fonction. Tout est donc vraiment codifié
En ce qui nous concerne, ce que nous essayons de faire, avec déjà ce grand plaisir de chanter ces chansons populaires italiennes, c’est de chanter également de la musique contemporaine, écrite par des auteurs que l’on connaît bien et avec lesquels nous avons travaillé, changé et modifié les choses jusqu’à ce que ça convienne à tout le monde. Il me semble, qu’à partir du moment où on s’attaque à des musiques traditionnelles, rituelles, populaires, et identitaires, il faut vraiment travailler et s’investir dans le répertoire choisi. Je veux dire que j’ai un petit doute sur la pluri-culturalité dans un spectacle ou un tour de chants, parce que cela suppose peut-être une approche moins pointue, musicalement puisque c’est le propos de cet entretien, mais aussi culturellement.
Cela me déroute toujours un peu de voir des gens qui s’attaquent à des répertoires divers en même temps. Peut-être faut-il plutôt s’en tenir à un seul répertoire durant le temps qu’il faut pour bien l’assimiler, et seulement après, lorsqu’on le maîtrise bien, élargir sur d’autres cultures et d’autres mariages, si on a envie de le faire. Nous n’en sommes qu’au début de notre chemin…
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