Sanacore E la partenza

PREFACE DU LIVRET par FRANK TENAILLE

Sanacore (« qui soigne les cœurs », en dialecte napolitain) est né de la rencontre de quatre chanteuses ayant l’ambition de proposer une interprétation originale de chants populaires italiens arrangés et de créations contemporaines. Tisser des mémoires de mots, de sons, de souffles, transmis par les vertus de la tradition orale, mais encore ? Tant les formes du chant d’essence patrimoniale et les modes de transmission ont été bouleversés.

C’est donc entre fêtes mariales et processions des semaines saintes, écoute des trésors enregistrés par l’Istituto Ernesto de Martino (dépositaire de décennies de recherches ethnomusicologiques) ou séminaires avec la grande Giovanna Marini, qu’elles ont cadastré leur contemporanéité.

Un parcours de plus de vingt ans dont rend compte ce quatrième album à la tonalité si actuelle avec la crise des « migrants » puisqu’il a pour filigrane la riche veine du chant italien ayant pour thème l’émigré. La péninsule ayant été une terre de refuge comme un réservoir à main-d’œuvre pour les Etats-Unis, l’Amérique latine, et les pays plus industrialisés de l’Europe.

Plusieurs de titre du disque témoignant de cet entrelacs de communautés et langues qui font la richesse du kaléidoscope sonore de la botte. Cette polyvocalité populaire, pour les acteurs de ce qu’on appela le Nuevo canzionere italiano, inspirateurs de Sanacore, devant être appréhendée dans sa dimension « performance », en n’oubliant pas les contextes profanes ou sacrés de son exécution, au plus près de la réalité physique du son. Le son véhiculant un rapport à l’espace, des manières de penser, une vision du monde. Nos revivalistes estimant in fine qu’ils ne devaient être, non pas des doubles des interprètes d’origine, mais les traducteurs contemporains d’un monde populaire saisi dans son intégrité et proposé archéologiquement dans son authenticité. « Traduttore, traditore » (traducteur, traître) disait l’autre… C’est en tout cas l’esprit qui court dans cet album. Le parti-pris de ces re-créations étant bien d’immerger l’auditeur dans l’ADN sonore d’un chant.

C’est le cas avec Canto di Nozze, collecté par l’ethnomusicologue Diego Carpitella dans la vallée de Vénétie. Un chant dont nos chanteuses « exagèrent » volontairement les propriétés harmoniques. Un mode de traitement que l’on retrouve avec E la partenza per me la s’avvicina, chant de mondine (ces saisonnières employées au désherbage et au repiquage du riz dans la plaine du Pô), qui met en valeur des timbres très pointus. Avec Fox-trot della nostalgia (musique de Vitaliani), c’est à Bixio Cherubini que Sanacore fait un clin d’œil. Un auteur qui composa de nombreuses chansons durant l’entre-deux-guerres et qui croque ici le retour d’immigrants partis en Argentine. Où l’on retrouve les stéréotypes propres à ce type de succès, des mains tendues vers la terre patrie au souvenir des mamans « aux chevelures d’argent ». Nos chanteuses conservant au morceau la couleur d’un chant jadis harmonisé à deux voix. Avec Clama tou emigrantou, nous avons la superposition de deux chants aux modes grecs qui racontent la même histoire. Recueillis à Zollino et Calimera, villages des Pouilles, ils sont redevables aux « Arbëresh », ces Albanais qui au XVe et XVI e siècle ont fuit l’occupation ottomane. Une évocation là encore de l’émigré qui attend des nouvelles du pays. La fameuse hirondelle, fort usitée dans les chants d’exil, filant la métaphore de la missive qui n’arrive pas. Souhaitant aérer ce nouveau répertoire, et dans la lignée de leurs derniers récitals (soit Casa Mia, tourné vers la Méditerranée et Dedans Dehors, axé sur le rapport sacré – profane), nos chanteuses l’ont séquencé de plusieurs compositions. Des « respirations » avec un son plus rond, moins âpre, qui leur permettent une jubilante variation harmonique. Ces pièces créant un lien de part leur traitement vocal qui reprend en partie l’esthétique traditionnelle. La Gardienne, conçue par Anne Garcenot, faisant partie de ces échappées oniriques. Retour ensuite au sacré avec Lamento con organum qui s’enracine dans la commune de Piana degli Albanesi, province de Palerme. Une escale dans la communauté historique albanaise de Sicile où se trouve d’ailleurs la maison de l’Eparchie byzantine dont la compétence s’étend sur les églises de rite oriental. Ainsi la mélodie de ce chant renvoie t’elle au rite orthodoxe quand l’organum (le bourdon) regarde plutôt du côté du rite catholique. Souvenir d’un syncrétisme paraliturgique qui n’a pas toujours été du goût du Vatican mais qui garde toute sa force d’attraction. Avec Santu Lazzaru, un stornello de ce Salento où l’on parle le gricanico (un idiome à base grecque), l’on entend l’un des chants les plus célèbres de la Passion. Un hymne qu’interprètent pendant le carême des groupes de chanteurs et musiciens qui sillonnent les rues et sont souvent récompensés en conséquence. Pour cette version du sud des Pouilles, généralement accompagnée à la guitare ou à l’accordéon, Sanacore ayant imaginé un arrangement qui conserve le côté rythmique de l’instrument. Les voix étant projetées et les modulations évoluant au fil des couplets pour obtenir des effets stridents vers l’aigu. Après le paroxysme, retour à plus de quiétude. Madre, une composition inspirée d’un anonyme a été arrangée par Alexandra Lupidi dans une veine nostalgique. Quand avec Nu legno, nos chanteuses s’inspirent d’une muttetta de Riace, région de Reggio de Calabre. C’est en tout cas là que Goffredo Plastino, ethnomusicologue disciple de Diego Carpitella, l’a collectée. Un village dont on peut rappeler que le maire, il y a vingt ans déjà, avait ouvert ses maisons inoccupées pour offrir un toit à des réfugiées afghans, kurdes ou érythréens fuyant les conflits et la misère. Une mélopée qui une fois encore évoque le pays quitté (l’Albanie) où est restée l’aimée. Ce reliquat de mélodie donnant l’occasion à Sanacore d’imaginer avec espièglerie toute une palette d’effets burlesques. Avec Partono gli emigranti, c’est le souvenir d’un des auteurs-compositeurs les plus emblématiques du mouvement de 1968 en Italie qui est convoqué. Alfredo Bandelli, ex-ouvrier émigré en Allemagne et en Suisse, composa en effet en 1972 cette émouvante chanson en  hommage aux émigrants politiques. Une dimension de l’exil qui fut souvent celle de nombreux italiens particulièrement sous le fascisme de Mussolini. Troisième composition du groupe, Passaggio, due à Tania Pividori et Alexandra Lupidi, déroule un chant tout en clairs-obscurs. Quand Pianto della Madonna, chant féminin de procession collecté à Fiuggi, dans le Latium, magnifie la figure de la Vierge. L’occasion pour Sanacore de faire résonner ses harmoniques. La voix mélodique à l’octave et un rajout des basses contribuant à déployer un stabat mater profond et chargé de grâce. La composition suivante, Rosso, due à Tania Pividori, devant s’entendre comme une ode tendre à la Méditerranée, ce grand-arrière du chant italien et de ses imaginaires. San Michele del Monte étant une reprise à quatre voix de Matteo Salvatore, prolixe compositeur – chanteur, en particulier de chants du Gargano. Un « cantastorie » qui avait connu la pauvreté durant son enfance (un de ses thèmes récurrents) et qui dans cette chanson loue Saint-Michel qui fait des miracles. Le sanctuaire de Monte Gargano situé dans la province de Foggia (Pouilles), le plus ancien en Europe de l’Ouest consacré à l’archange, étant un site de pèlerinage important depuis le Moyen-âge. Sola aspettando, témoigne d’une marque d’affection ancienne à Giovanna Marini, puisque cette composition de la fondatrice de la Scuola Popolare di Musica di Testaccio (à Rome), a toujours fait partie du répertoire du quatuor. Le prétexte pour en proposer au fil des années des lectures nouvelles tout en tirant son chapeau à l’écriture madrigalesque de la complice de Pasolini et Dario Fo.

Final enfin avec Voi che versati lacrime qu’enregistra à Montedoro, un village de mineurs au centre de la Sicile, l’ethnomusicologue Ignazio Macchiarella. Un chant de confrérie interprété pour Pâques lorsque les jeunes chanteurs émigrés dans le nord de l’Italie s’en revenaient se frotter chanter aux anciens. Soit la gageure d’une restitution d’un chant d’hommes à tessitures basses générant beaucoup d’harmoniques. Preuve si besoin en était de la plasticité vocale d’un groupe qui, généreux et subtil, sait avec inventivité servir les intentions dramatiques et narratives de sa poétique musicale.

Frank Tenaille

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